Les fondements de la théorie générale des obligations doivent-ils être redéfinis ?

François Jeulin

Le code civil a déjà presque deux siècles. Au coeur de celui-ci se trouve le droit des obligations. Pour l’élaborer, Portalis s’était en partie inspiré du droit Romain. Une partie de ses grands principes ont donc près de deux mille ans. Depuis, nous avons connu une accélération de la vie économique et sociale, ainsi qu’un plus grand interventionnisme dans le domaine privé. A l’aube du vingt et unième siècle, les fondements de la théorie générale des obligations doivent-ils être redéfinis ?

Les obligations peuvent être séparées en deux grandes catégories d’étude : les obligations contractuelles et les obligations extra-contractuelles. Dans le code civil, la première est gouvernée par les principes d’autonomie de la volonté et de force obligatoire du contrat, la seconde par la faute. La question doit être étudiée au regard de ces fondements, ainsi que des principes qui en découlent.

On peut constater en première partie que malgré l’actualité des grands principes fondant le droit des obligations, ils ont été notablement affaiblis. On verra ensuite la nécessaire redéfinition du droit contractuel, au regard de l’évolution des besoins et des objectifs du législateur. Cela permettra de définir de nouveaux concepts redonnant une plus grande lisibilité au droit contractuel.
 
 

I. Des principes fondamentaux nécessaires mais auxquels ont été porté de nombreuses atteintes

A. Les principes fondamentaux sont nécessaires
a . Les obligations contractuelles

Les fondements de la théorie des obligations contractuelles sont l’autonomie de la volonté et la force obligatoire du contrat (pour certains, le second découlant du premier). Dans l’esprit des pères du code civil, l’autonomie de la volonté garantit la liberté contractuelle, seule restreinte par le concept mouvant de respect de la morale, et un ordre public strictement limité. La force obligatoire assure la sécurité du contrat. S’appuyant sur le vieux concept du respect de la parole donnée, il a force de loi et s’impose aux contractants comme au juge.

Ces principes, for anciens, ont chacun leur justification et leur utilité. Sans sécurité du contrat, il n’y a plus de commerce et de contrat possible. Les règles du jeu ne peuvent pas être sans cesse remises en cause. Ce qui handicape le plus les échanges économiques, c’est l’insécurité, le manque de visibilité de l’avenir. Avec l’essor qu’a pris l’économie libérale, la sécurité du contrat est donc on ne peut plus nécessaire. Tout échange économique serait remis en cause par une disparition du principe de force obligatoire du contrat.

La liberté contractuelle est aussi une nécessité : elle permet une grande souplesse des contrats, leur permettant de s’adapter avec un maximum d’efficacité à l’évolution de la société et à des besoins sans cesse changeants . On a ainsi vu apparaître des contrats de gestion, des contrats d’ingénierie, d’affacturage, de crédit bail,...C’est la liberté contractuelle qui est source de créativité. Elle s’accorde avec le mode de vie de notre société libérale. On doit pouvoir être libre de contracter avec qui on veut, sur l’objet de notre choix, tant qu’il n’y a pas atteinte aux bonnes moeurs ou à l’ordre public. Le cas contraire donnerait l’impression d’une atteinte à la liberté individuelle.

Du fait du principe d’autonomie de la volonté, le contrat est la source principale des obligations, les obligations extra-contractuelles, dans l’esprit originel du code civil, demeurant l’exception. Cependant, celles-ci ont pris de l’importance et leur principes représentent aussi des nécessités de notre société.

b . Les obligations extra-contractuelles

Le principe fondamental de la faute n’est pas remis en cause en tant que tel et conditionne le bon fonctionnement de notre société. Ce concept s’approche de la responsabilité morale : quiconque a commis une faute doit réparation (art. 1382 du code civil). De même la responsabilité du fait d’autrui va de soi. Si une personne placée sous sa responsabilité commet une faute, on doit réparation (art. 1384).

On ne peut imaginer une société fonctionnant sans ce principe de garantie de réparation en cas de faute, sinon c’est la porte ouverte à l’irresponsabilité collective. D’ailleurs il ne s’agit pas là seulement d’une règle de nature législative. Par une décision du 22 octobre 1982, le conseil constitutionnel lui a reconnu valeur constitutionnelle. Saisi d’un recours contre un article d’une des lois Auroux qui avait pour but d’empêcher toute action en justice contre des salariés en réparation des dommages causés par un conflit collectif de travail (hormis infraction pénale, ou actions ne se rattachant pas au droit de grève), le conseil constitutionnel a rappelé que " tout fait de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ".

Ce grand principe n’est sont donc pas à jeter aux oubliettes, il a son utilité dans le monde moderne et la notion de faute est encore une notion essentielle pour la responsabilité délictuelle.

Cependant, les grands principes de la théorie générale des obligations ont subi de nombreuses atteintes, qui ont considérablement réduit leur portée et ont marqué une régression de ces principes.

B. Les atteintes aux grands principes de la théorie des obligations
a . Les obligations contractuelles

Le droit des obligations se retrouve entamé par des droits nouveaux, jeunes et modernes :. Dès l’origine, le code civil avait installé le ver dans le fruit en précisant dans l’article 1107 : " les règles particulières aux transactions commerciales sont établies par les lois relatives au commerce ". Depuis est né le code du commerce, le droit des affaires a connu un grand essor et la vie civile et la vie privée se sont interpénétré. Les droits spécifiques se sont multipliés, chacun apportant des exceptions au régime général des obligations, par le biais de l’extension du principe d’ordre public. La théorie générale des obligations subit principalement deux assaut : le droit de la consommation et le droit de la concurrence.

Le principe d’autonomie de la volonté est gravement remis en cause. Ainsi le législateur intervient dans les conditions de formation du contrat. Le consensualisme qui découle directement de l’autonomie de la volonté, est remis en cause par une recrudescence du formalisme. Il existe ainsi des contrats imposés, comme les contrats de travail, qui ne sont que la reproduction des clauses des conventions collectives. Il en va de même pour les contrats d’assurance, de bail,... De plus, dans la formation du contrat, le vendeur a une obligation de renseignement envers son client. Même la liberté de ne pas contracter est remise en cause. Ainsi un boulanger est tenu de fournir du pain à un client.

Le législateur intervient non seulement dans les conditions de formation du contrat, mais aussi dans son exécution, portant ainsi atteinte au principe de respect de la parole donnée. Ainsi le consommateur a un droit au repentir. Le juge peut aussi rééchelonner les dettes, faire passer un taux d’intérêt contractuel sous le taux légal (Loi Neiertz), supprimer des clauses abusives, réputées alors non écrites... Ainsi on porte atteinte de façon sérieuse au principe fondamental de sécurité du contrat.

b . Les obligations extra-contractuelles

Elles ont elles aussi subi des atteintes à leur fondement : la faute. Avec l’introduction de la responsabilité du fait des choses, le législateur a contribué à détacher la responsabilité de la faute. Le but était de palier aux situations nouvelles (accidents du travail, de la circulation...) dont le nombre de victimes allait croissant et pour lesquelles il n’y avait pas toujours de faute avérée, donc pas d’indemnisation.

Le principe selon lequel toute faute dommageable appelle réparation n’a pas été remis en question. En revanche, la responsabilité du fait des choses (qui provient d’une interprétation assez large de l’article 1384) introduit une responsabilité qui ne provient pas nécessairement d’une faute. Il ne s’agit pas d’une nouveauté contemporaine. La loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail introduit cette notion. Plus récemment, la loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation l’utilise aussi. Plusieurs lois spéciales (incendie d’un bâtiment, aéronefs,...) exploitent elles aussi la brèche ouverte par la notion de responsabilité sans faute.

Cependant, s’il convient de noter que le principe fondamental faisant reposer quasi-exclusivement la notion de responsabilité sur celle de faute a été remis en cause, il a finalement évolué, et contrairement au droit des obligations contractuelles, l’ensemble des exceptions présente une certaine cohérence, s’appuyant sur la notion de responsabilité du fait des choses. On ne peut donc parler de réelle remise en cause du fondement des obligations extra-contractuelles. Il s’agit plutôt d’une évolution rendu cohérente par la modification du principe régissant ce droit.
 
 

Donc, les principes fondamentaux du droit des obligations, dont l’utilité est on ne peut plus actuelle sont remis en cause par les dispositions nouvelles de la loi. En étendant le champ de l’ordre public, bien au-delà de sa signification, le droit des contrats restreint très largement la portée de l’autonomie de la volonté et du respect de la parole donnée. Empiètent sur son domaine des droits nouveaux tels que le droit de la consommation, le droit du travail, le doit de la concurrence,...On assiste ainsi à la multiplication des régimes particuliers dérogeant à la théorie générale des obligations. Ceci pose les problèmes de la lisibilité du droit et de la cohérence du tout. Le droit des obligations extra-contractuelles s’est, lui, adapté grâce à la jurisprudence par une évolution de la notion de responsabilité et son détachement de la faute, lui permettant de garder son unité. Ne serait-il pas utile de redéfinir les principes généraux du doit des contrats de façon à retrouver cette unité du droit des contrats ?
 
 

II. Une nécessaire redéfinition du droit des contrats

A. Une évolution des besoins et de la conception des obligations
a . Les principes de base sont inadaptés

L’autonomie de la liberté était fondée l’équilibre supposé des parties, chacun étant libre. Elle n’apparut souvent n’être qu’une duperie, le contractant n’ayant en fait dans certaines situation aucune liberté (en particulier pour le contrat d’adhésion). L’ouvrier, le transporté, l’assuré, sont, par la force des choses, obligés de contracter, sans pouvoir discuter les conditions qui leur sont faites. L’autonomie de la volonté, poussé à son extrême, sans barrières, est une injustice dans les nombreux cas où il n’y a pas équilibre des parties : consommateur face à une entreprise, employé face à son patron,... La sécurité du contrat est bien sûr nécessaire, mais doit pouvoir être abandonnée si le contrat a été conclu dans ces conditions de déséquilibre.

De même, le respect de la parole donnée ne peut s’entendre, si on remonte aux sources religieuses de ce principe, que si les circonstances originelles ont été bouleversées. Ainsi St Thomas écrivait que le contractant " n’est pas infidèle en ne remplissant pas sa promesse parce que les conditions ont changé ". Ainsi l’immuabilité du contrat peut-être remise en cause. Ce principe est d’ailleurs inadapté à certaines réalités économiques, comme en témoigne l’arrêt sur le canal de Craponne. Dans des activités nouvelles, il subsiste toujours une part d’imprévisibilité qui ne permet pas toujours de prévoir des clauses d’adaptation adéquates ; et si le contrat ne peut évoluer cela peut signifier la mort d’un des contractants.

b . La conception du contrat a changé.

Le contrat est de plus en plus évoqué comme un lien contractuel, vivant. Il doit être à même d’évoluer, de s’adapter. Les relations entre contractants sont évoquées de façon différente. De conflit d’intérêt supposé, on est passé à une union des intérêt, une sorte d’affectio contractus. Cette exigence des contractants permet la sanction des abus et des comportements déloyaux. Le contrat n’est plus un " tout ou rien ". La généralisation des clauses réputées non écrites permet l’amputation des seules clauses illicites. L’acte peut survivre, s’adapter, être révisé,... On observe ainsi un renversement entre la nullité totale et la nullité partielle, qui est en passe de devenir la règle.

L’approche du contrat a varié quand à la liberté des contractants. On assiste à une inversion des impératifs. Auparavant, la liberté de contracter des contractants était presque totale. Le contrat conclu, il s’imposait aux parties, leur liberté étant alors restreinte. Actuellement la détermination du contenu contractuel échappe en partie aux contractants (contrats imposés, lois supplétives,...). Le contrat conclu, la sécurité contractuelle est moins un impératif : les possibilités de révision du contrat, du retrait d’une des parties ont été accrues (par exemple dans le droit du consommateur). Toutes ces dispositions montrent que de l’objectif de sécurité du créancier on est passé à la recherche d’une plus grande protection du plus faible : le débiteur.

On considère de plus que le contrat tire non plus sa force obligatoire de la volonté des parties, mais du droit objectif qui la lui confère. En admettant que le droit objectif poursuit des finalités supérieures tel le juste et l’utile, la force obligatoire n’apparaît plus comme une fin en soi, mais comme un moyen au fin de l’utilité et la justice contractuelle, valeurs objectives supérieures.

Comme on peut le constater, les nombreuses atteintes au principes fondamentaux du droit des contrats qu’on a pu observer, résultent de l’inadaptation de ces principes et de l’évolution de l’idée qu’on se fait du contrat. Celui-ci doit être plus souple, capable de s’adapter tel un être vivant pour satisfaire les exigences des contractants. Ceux-ci ne sont plus vus comme nécessairement antagonistes. Dans le même temps le contrat s’adapte à la nécessité de justice et d’égalité contractuelle. Ces évolutions dans les exigences et les principes expliquent le foisonnement d’exceptions rajoutées à la théorie générale, ce qui fut sa manière de s’adapter. Cependant en bouleversant ainsi les fondements de la théorie en ne procédant que par ajouts on court le risque d’une illisibilité et d’une incohérence du droit. Une solution peut-être de faire évoluer ces fondements par l’adjonction de grands principes généraux de droit que l’on articulerait aux préexistants.

B. De nouveaux principes pour la théorie générale
La solution de formulation de nouveaux principes n’est pas nouvelle. Ainsi le principe d’opposabilité du contrat à l’égard des tiers est venu clarifier l’ensemble des exceptions portant atteinte à l’effet relatif du contrat.

Comme nous l’avons vu ces nouveaux principes devront à la fois obéir aux valeurs supérieures que sont l’utilité et la justice contractuelle, et induire l’ensemble des règles exceptionnelles en contradiction avec la théorie générale.

a . L’égalité contractuelle

Celle-ci est déjà induite par l’ensemble des dispositions ayant pour but le renseignement obligatoire de la partie supposée la plus faible (en droit de la consommation par exemple). L’égalité est renforcée par le délai de réflexion et le délai de rétractation en droit de la consommation.

La jurisprudence l’a aussi instauré par une extension des vices du consentement prévu par le code civil. Ainsi d’une erreur sur la chose au sens matériel, le droit a évolué vers une erreur sur les qualités substantielles. On a vu aussi une régression du dolus bonus et l’admission du dol par réticence qui s’est substitué au droit de se taire.

Ce principe, bien que non formulé, est devenu essentiel et est à la source de bien des exceptions au droit des obligations. Mais, apparaissant de façon voilée, derrière une liste d’exceptions, il se heurte aux principes de liberté contractuelle et de force obligatoire du contrat. Intégré nommément dans les fondements de la théorie des obligations, il représenterait un équilibrage et non pas au contradiction à ces principes

b . L’équilibre contractuel

Ce principe concerne l’équilibre de prestations entre les droits et les obligations des parties. Il évite un déséquilibre des échanges et des conditions. Il apparaît déjà dans la loi (1er juillet sur la loyauté et l’équilibre des relations commerciales) et la jurisprudence. Le juge a déjà la pouvoir de réduire les clauses pénales manifestement excessives, d’annuler les clauses abusives, d’annuler le contrat déséquilibré par l’absence de cause ou dans certains cas de lésion.

Il pourrait donc permettre une extension de l’éradication des clauses abusives (cela existe déjà dans d’autres pays comme le Québec où un contrat de consommation ou d’adhésion est nul, ou l’obligation qui en découle est réductible, en cas de clause abusive). Il permettrait de plus la révision du contrat pour imprévision.

Ce principe viendrait tempérer la sécurité contractuelle, sans pour autant la faire disparaître.

g . La fraternité contractuelle

L’objectif est que chacun des contractants prenne en compte l’intérêt du contrat et de l’autre partie, afin de favoriser l’exécution et le maintient du contrat, vu comme une base de collaboration. Ce principe favorise la pérennité du contrat.

Il transparaît dans la jurisprudence dans l’obligation pour une partie de renseigner l’autre et même de la conseiller sur l’opportunité du contrat qu’elle s’apprête à conclure. La loi Neiertz va elle aussi en ce sens en donnant la possibilité au juge de réduire, voire de supprimer le taux d’intérêt d’un contrat de crédit.

L’exigence de la bonne foi, même étendue, ne pourrait couvrir ces différentes dispositions. La fraternité contractuelle, en posant de nouvelles limites à la liberté contractuelle les couvre et englobe les notion de loyauté et de bonne foi.
 
 

Donc, les fondements de la théorie des obligation que sont la faute et l’autonomie de la volonté (voire le respect de la parole donnée, si l’on considère qu’il ne découle pas de l’autonomie de la volonté) sont des principes encore essentiels à notre droit. Ils garantissent la cohésion de notre société, la sécurité et le dynamisme de notre économie. Cependant, ils présentent des imperfections, dont la majeure est le manque de protection des plus faibles. Si le droit des obligations extra-contractuelles a su évoluer en introduisant le principe de la responsabilité du fait des choses qui précisait et complétait ses fondements, le droit des obligations contractuelles s’est adapté en adoptant une série de mesures d’exceptions contredisant les principes généraux. Celle-ci, si elles n’en sont pas moins efficaces pour faire face aux insuffisances de protection de la partie la plus faible et aux exigences nouvelles des contrats, qui manquent aux fondements de la théorie générale, nuisent à la lisibilité et à la cohérence du droit des obligations. Les fondements de la théorie générale doivent donc évoluer, sous peine de la voir vider de sa substance par des droits spéciaux. Les ajouts contradictoires peuvent être appréhendées par des principes plus larges qui sont à articuler avec les exigences de sécurité et de liberté contractuelle : l’égalité, l’équilibre et la fraternité contractuels.

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