La globalisation vue de gauche

François Jeulin

Il est difficile d’isoler une position générale de gauche sur la globalisation, tellement les avis sont nombreux et différents, même au sein d’un seul parti ou d’un seul syndicat. Pour pouvoir construire un raisonnement cohérent, il est indispensable d’écarter avant tout le discours social-démocrate sur la globalisation, celui-ci se rapprochant ou se confondant avec celui du centre. On peut alors partir d’un constat que dressent les intellectuels de gauche : la globalisation a des conséquences catastrophiques ; ils en déduisent les erreurs idéologiques qui la fondent dénoncent la manière dont cette idéologie s’est répandue et est devenue la pensée unique. C’est ce discours que cette fiche retranscrit.
 
 

I. Les effets désastreux de la globalisation
La globalisation se traduit avant tout par une toute puissance des marchés. Ceux-ci ne connaissent plus de frontière et peuvent jouer sur la concurrence entre les Etats pour imposer au niveau national leurs conditions et leur autorité. Ceux-ci s’imposent comme des protagonistes à part entière dans la politique intérieure des Etats. Ces marchés se présentent comme des puissances anonymes, non localisées et mettent donc ainsi en danger la démocratie : ils contournent la nation en tant que seul espace concret d’exercice de la démocratie. Ainsi, quel que soit l’angle sous lequel on se place, économique, culturel, financier, commercial, on voit apparaître un abîme croissant entre le cadre dans lequel les citoyens peuvent s’exprimer, voter, demander des comptes, et celui extraterritorial, ou du moins extérieur, dans lequel se prennent les décisions qui les affectent.

On voit ainsi de plus en plus reculer l’Etat et de sa liberté d’action. La sphère du " tout concurrentiel " s’élargit avec les marchés et ceux-ci font pression pour la fin des services publics, dénoncés comme des " monopoles d’Etat ". C’est d’ailleurs ce que se propose de faire l’Union Européenne. Or les services publics renvoient à la volonté politique de maîtriser la gestion d’intérêts collectifs et de satisfaire des besoins fondamentaux : santé, éducation, transports, énergie, télécommunications. Se situant dans le champs de l’économie sociale, ils fonctionnent selon les principes de continuité, de solidarité, d’égalité de traitement, de qualité des prestations et d’utilisation des meilleures techniques disponibles. Ils appellent donc le contrôle des citoyens et de leurs représentants sur les opérateurs : la collectivité ne peut laisser au marché, qui ne s’intéresse qu’au court terme, la mise en d’oeuvre d’instruments dont la rentabilité n’est pas toujours assurée, ou du moins pas à court terme. Or la globalisation conduit à une pression concurrentielle sur ces secteurs auparavant protégés. On connaît le résultat de la déréglementation : inégalité de traitement entre les usagers (selon la situation géographique, ou le fait qu’il s’agit ou non d’un gros client), rentabilité financière à court terme pour l’entreprise mais pas pour la collectivité, reconcentration de l’activité et création de quasi monopoles, mais privés cette fois et parfois appartenant à des intérêts étrangers.

Ainsi qu’on le constate pour le recul du secteur des services publics, la globalisation conduit à une croissance désastreuse des inégalités dans nos sociétés. Celles-ci ne feront que croître avec la poursuite et le renforcement de la globalisation : en exigeant plus de compétitivité des entreprises, les marchés poussent au sacrifice des plus faibles. Avec la poursuite de la globalisation, la libéralisation du commerce va croissant. Les entreprises de tous les pays développés seront de plus en plus contraintes d’ajuster leurs structures de production et d’échange pour demeurer suffisamment concurrentielles face à la montée des pays émergeants. Selon la banque mondiale, l’Europe, en particulier, devra mettre en œuvre des programmes d’ajustement structurel.

Ces politiques d’augmentation de compétitivité à tout crin des entreprises ont des conséquences catastrophiques sur nos sociétés. Il faudra limiter encore plus les dépenses des Etats pour pouvoir relâcher la pression fiscale sur les entreprises. Or la croissance déjà faible, ne pourra amortir le choc. Cela signifie donc encore une progression du chômage. Et aussi celle des inégalités : la diminution du budget public conduit à une moins grande redistribution des revenus et donc moins de solidarité. L’augmentation de la compétitivité des économies de pays développés passe aussi par une augmentation de la flexibilité du travail, ce qui représente un recul social. Elle réclame aussi encore plus de restructurations, donc un chômage accru, et des salaires moins élevés. On constate ainsi aux Etats Unis qu’une famille de trois personnes dont l’une travaille à plein temps pour le salaires minimum, gagne moins de la moitié du seuil de pauvreté. De même 13,9 millions d’Anglais vivent au dessous du seuil de pauvreté.

Mais ces inégalités croissantes au sein des sociétés des pays développés, se développent encore plus entre les Etats. La globalisation, consacrant la concurrence entre pays de niveau de développement complètement hétérogène, est néfaste aux pays peu développés. Non seulement elle contribue à déstabiliser notre société, mais elle crée des peuples de quasi esclaves, exploités. Le libre échange contribue à restreindre les droits sociaux des travailleurs du Nord, comme ceux du Sud, en alignant les exigences sur celles du moins regardant. Des salaires de misères sont versés à des enfants des pays émergeants, par des multinationales pour produire des biens (chemises, chaussures,...) qui seront revendus sur nos marchés nationaux. Les multinationales investissent des sommes considérables dans les pays émergeants du monde entier car elles peuvent y trouver une main d’œuvre abondante, bon marché, mais maintenant aussi des techniciens et cadres hautement qualifiés (en Inde par exemple). Ces pays se trouvent dépossédés des moyens de production - la plus part du temps les entreprises sont des multinationales étrangères - et voient leurs ressources naturelles pillées (le prix des matières premières étant particulièrement dérisoire) comme aux pires heures du colonialisme. Ce nouveau colonialisme des firmes transnationales est en passe de déposséder, appauvrir et marginaliser plus de gens, détruire plus de cultures, causer plus de désastres écologiques que le colonialisme de jadis.

Ces effets négatifs de la globalisation, poussent ses partisans à réclamer encore plus de globalisation. Ils s’obstinent dans leurs certitudes au lieu d’observer la situation économique et sociale désastreuse à laquelle elle nous conduit. La globalisation s’appuie en réalité sur une théorie erronée, développée et promue par des acteurs internationaux puissants.
 
 

II. Le fruit d’une idéologie erronée, mais aux partisans puissants
La globalisation s’appuie sur un principe fondateur, professé par la plus part des économistes : le libre échange serait le meilleur moyen d’assurer une croissante forte et durable. De cette hypothèse orthodoxe, non démontrée et comme on peut le constater dans le faits, fausse, se déduisent les grandes lignes de la globalisation : suppression des tarifs douaniers, ouverture totale des frontières, libre circulation des capitaux, mise en concurrence au niveau mondial des entreprises... Et ceci sans tenir compte de l’hétérogénéité des pays à la surface du globe. La faillite du libre échange se mesure à la l’ampleur du désastre. Si à l’origine on pouvait honnêtement croire dans les bienfaits de la globalisation, ça n’est plus possible maintenant.

On peut aussi contester ce dogme du point de vue théorique. L’économiste Paul Bairoch a démontré qu’il n’y avait aucune relation de cause à effet entre libre-échange et croissance : " La période de renforcement du protectionnisme coïncida avec une accélération de l’expansion commerciale, et c’est dans les pays européens les plus protectionnistes que celle-ci fut la plus rapide ". De plus, on peut constater le développement d’une bulle commerciale, de plus en plus déconnectée de la production réelle : selon les statistiques du GATT, en 1991 le commerce mondial a progressé neuf fois plus vite que la production. On s’achète de plus en plus les mêmes choses et la croissance des échanges devient une fin en soi. Cela démontre bien l’absurde de la situation : ça n’est pas en exportant davantage chez les autres, donc en exportant par la même occasion son chômage, que globalement la situation du travail s’améliorera. Et même en imaginant que la France gagne 1 à 2% des exportations mondiales à destination de l’Alena et de l’Asie (ce qui serait un tour de force extraordinaire), cela n’améliorerait guère sa situation intérieure.

Cette idéologie ne s’est pas développée d’elle même. Le discours appelant à un nouvel ordre mondial est rabâché en permanence par les dirigeants gouvernementaux de tous bords, les médias, les économistes. Pourtant dans les années qui suivaient la guerre, le néolibéralisme était ultra-minoritaire. C’est l’école de Chicago, avec à sa tête Milton Friedman qui remit ces idées au goût du jour.

Ces idées libérales et le libre échange, puisque c’est le facteur principal de la globalisation, ont été et sont soutenus par de puissantes fondations. Celles-ci reposent sur de grandes et anciennes fortunes industrielles américaines, comme Coors, Scaife, Mellon ou Olin. Leur puissance repose sur leur assise financière. Ainsi la Heritage Foundation, très connue car liée à Ronald Reagan, dispose d’un budget annuel de 25 millions de dollars. Elles sont très actives. Elles financent les travaux de nombreux économistes de renom (nombre d’entre elles possèdent dans leurs rangs des prix Nobels), font du lobbying auprès des médias. Elles produisent également de nombreux documents sur des thèmes économiques (environ 200 par ans pour la Heritage Foundation), d’annuaires d’experts. Les journalistes se jettent généralement sur ces documents qui leurs donnent une caution scientifique. Ces fondations subventionnent de nombreux journaux libéraux : entre 1990 et 1993 les quatre plus grandes revues libérales américaines ont reçu 2,7 millions de dollars de ces fondations. Elles financent aussi de nombreuses chaires dans les universités les plus prestigieuses des Etats Unis ou de Grande Bretagne (l’université de Chicago reçoit chaque année 3,6 millions de dollars de la fondation Olin). On arrive ainsi à un système d’information entièrement sous influence : un débat lancé par quatre bénéficiaires d’une fondation (économistes, professeurs,...), au cours d’une conférence de cette fondation, relayé par un journal subventionné par la même fondation, se retrouve rapidement dans les plus grands quotidiens mondiaux.

Cette " propagande " est reprise à leur compte par les grandes institutions internationales que sont l’OCDE, le FMI et la banque mondiale. Le FMI et la banque mondiale se sont progressivement transformés en " gendarmes du capital " (expression de Frédéric Clairmont), notamment dans le tiers-monde, l’Europe de l’Est et en Russie. Ceux-ci imposent aux pays pauvres des ajustements structurels, des privatisations, et des libéralisations qui sont pour eux des sources d’appauvrissement. Des milliards de dollars sont ainsi soustraits à ces pays, par le biais de flux de profits, de dividendes, de fuites de capitaux, de prix de matières premières anormalement bas.

Il ne faut cependant pas se leurrer : le volume des crédits attribués par ces deux institutions est particulièrement modeste. Le FMI contrôle des liquidités d’un montant inférieur à 1,8% des importations mondiales. Les véritables leviers de la finance et du commerce sont les deux cent plus grosses sociétés transnationales, qui n’ont de compte à rendre à personne. Ces sociétés font jouer la concurrence entre les Etats pour choisir leurs lieux d’implantation, ceux-ci étant bien souvent condamnés à faire un véritable dumping social. Aucun gouvernement, même au Nord, ne peut faire pression sur les multinationales : si une loi dérange leur expansion, elles menacent de partir et peuvent le faire sur le champ. Ces multinationales, par le biais des concentrations et des ententes, n’obéissent plus guère aux lois du marché, contrairement à ce que l’on voudrait faire croire.

L’OCDE est un autre vecteur de la globalisation. Ses théories libres échangistes et ultra libérales, s’expriment au travers des conseils qu’elle prodiguent aux Etats : toujours plus de flexibilité, de compétitivité, moins d’impôts, baisse des salaires, moins d’Etat, plus de privatisations, réajustements structurels,... Pour reprendre le mot de Serge Halimi, c’est " une machine de propagande antisociale qui se passe des atours de l’expertise ". A coup d’études et d’avertissements, l’OCDE rappelle à l’ordre les pays qui s’éloignent du nouvel ordre économique globalisé. Ses critères de choix sont biaisé et économiquement irrationnels : on attribue de bons points à la Grande Bretagne, et de mauvais à la France ou l’Allemagne, car elle fait mieux en matière d’ouverture de l’économie, de développement des marchés financiers, de flexibilité du travail. Ceci en oubliant l’essentiel : la Grande Bretagne , pays désormais presque dépourvu d’industrie nationale, a une croissance faible et une balance des échanges extérieurs lourdement déficitaire.
 
 

La globalisation est donc une erreur pour la gauche traditionnelle : elle est le fruit d’une idéologie erronée, et ses conséquences dans les pays développés comme les pays émergeants sont catastrophiques. Il serait donc bon de " déglobaliser ", pour pouvoir internationaliser. L’internationalisation est, elle, une étape naturelle entre le sentiment national et la conscience que l’humanité n’a pas de frontières. Celle-ci pourrait se faire par étapes, dans le cadre de grands regroupements régionaux.

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