La distinction entre endettement et capitaux propres est-elle toujours pertinente ?
François Jeulin
I. Les capitaux propres : un concept juridique bien défini, qui ne répond pas toujours aux attentes comptables et financières
1. Les différences fondamentales entre dettes et capitaux propres
  • Définitions traditionnelles :
    • Capitaux Propres = Actif - Passif
      Dettes = Passif - Capitaux Propres
  • Capitaux propres = gage pour les dettes
  • Caractérisation " pratique " :
    • participation à la vie sociale
      rémunération du capital
      restitution du capital
  • Associés et créanciers
2. Qui ne sont parfois pas aussi marquées
  • Des associés qui n’en sont pas ou pas encore :
    • capital muet
      capital différé
  • Des créanciers qui acceptent de passer après les autres : la notion de fonds propres et quasi fonds propres.
II. Une complexité croissante des valeurs mobilières remet en cause la distinction entre fonds propres et endettement
1. L’émergence de valeurs mobilières composées
  • La déréglementation : loi du 14 décembre 1985
  • Les nouveaux instruments financiers
  • Exemple des TSDI et TSDI repackagés
2. Les réponses juridiques et comptables apportées et les questions en suspend
  • Règles de l’ordre des experts comptables (1995) et arrêt sur les TSDI repackagés
  • Une nouvelle rubrique comptable ?
  • Un flou sur les frontières du pouvoir


bibliographie :

Droit des sociétés, Maurice COZIAN, Alain VIANDIER. Paris : Litec, 1997. 10e édition.
La revue Banque n° 627, mai 1992
MTF n° 35, novembre 1991.
Les petites affiches n°21, 17 février 1992.
 

Intro : La distinction dettes-capitaux propres est indispensable à la vie économique. Il y a en effet une véritable nécessité à pouvoir distinguer les dettes des capitaux propres pour :

  • La détermination du résultat qu'on peut calculer comme la variation de capitaux propres provenant de l'activité, diminuée de la variation de capitaux propres due aux opérations avec les associés
  • Le calcul des ratios d'endettement et donc de risque associé à  l'entreprise
  • Pourtant, après tout, l'associé et le créancier apportent tous les deux des fonds à l'entreprise. Qu'est-ce qui distingue les dettes de l'entreprise et ses capitaux propres ? On s'attachera d'abord aux différences entre capitaux propres et dettes : qu'ont elles de fondamental, mais parfois de dépassé ?
    On verra ensuite le caractère arbitraire et artificiel que peut avoir la distinction entre ces deux postes depuis la dérèglementation financière des années 80, ainsi que les problèmes que cela soulève.

    I. Les capitaux propres : un concept juridique bien défini, qui ne répond pas toujours aux attentes comptables et financières
     

    1. Les différences fondamentales entre dettes et capitaux propres
  • Définitions traditionnelles :
  • Capitaux Propres =  éléments d'actif - éléments du passif
    On peut décomposer le passif en capitaux propres et capitaux empruntés
    Ce qui donne  Dettes = Passif-capitaux propres
  • Les capitaux propres viennent en gage pour les dettes (en principe)
  • Grands principes attachés aux deux concepts :
    • Les capitaux propres donnent le droit de participer à la vie sociale de l'entreprise
      La rémunération des capitaux propres s'impute apres le résultat. Cette rémunération n'est donc pas déductible fiscalement
    • La rémunération des dettes est une charge (au compte de résultat), et est donc déductible fiscalement

    • La dette conduit à une restitution du capital
    • Les capitaux ne sont pas remboursés, sauf cas de dissolution du capital
    Finalement, schématiquement:
  • L'associé est intéressé à la vie de l'entreprise et à ses résultats (la rémunération de son capital en dépend)
  • Le créancier, lui, ne fait que prêter, le reste n'est pas son problème (c'est bien sûr exagéré, mais en tout cas le créancier n'est pas intéressé au résultat)
  • 2. Qui ne sont parfois pas aussi marquées
      Voilà le tableau idyllique, idéal, que l'on peut dresser... Mais tout n'est pas toujours aussi tranché

      Le capital muet

      • On a constaté dans les faits que de nombreux associés ne se comportaient qu'en créanciers non intéressés par la gestion de l'entreprise (en ne siégeant pas aux AG,...). Ainsi ont été crés les Actions à Dividendes Prioritaires (ADP), sans droit de vote (loi du 13 janv 78). L'avantage de ces titres est qu'ils permettent d'augmenter le capital social de l'entreprise sasn modifier la répartition du pouvoir au sein de l'entreprise.
      • Les certificats d'investissement (loi Delors du 3 janv 1983), dont l'objectif était de permettre un meilleur financement pour les entreprises nationalisées, dissocient également participation au capital et participation à la vie sociale de l'entreprise : ils donnent droit aux bénéfices et aux réserves, comme les actions, mais il ne leur est pas attaché de droit de vote (parallèlement sont crées des certificats de droit de vote)
      Le capital différé
      Il existe également des associés en devenir, qui ont accès différé au capital :
      • Obligations Convertibles
      • Obligations à Bon de Souscription d'Actions (OBSA) : loi du 3 janv 93

      • qui conduisent à la fois à une augmentation des capitaux d'emprunt (endettement long terme) et des capitaux propres (actions)
      • Les Bons de Souscription d'Actions (BSA)  qui sont des titres négociables constituant un droit d'entrée au capital social (14 dec 91)
      Il existe également des créanciers qui se rapprochent des associés en acceptant de passer après tout le monde. Différents dispositifs ont conduit au dévelop-pement de ce type de financement :
      • les prêts participatifs : le créancier recoit (désolé pour la cédille, mais là j'écris du Japon en clavier Qwerty !!) un intérêt fixe et a également la possibilité de participer au bénéfice net (loi Monory de 1978)
      • les titres participatifs (loi Delors 3 janv 1983). Le créancier recoit des intérêts dont une partie est fixe et une autre variable. La dette peut acquérir un caractère perpétuel. Elle est remboursable en cas de liquidation ou sur initiative de l'entreprise (7 ans après l'émission). Les créanciers passent après tout le monde, y compris les prêts participatifs.
      Ce sont donc des titres qui ont le goût des capitaux propres, qui y ressemblent, mais qui n'en sont pas ! La notion stricte de capitaux propres a donc été élargie aux "Fonds Propres", qui est plus souple. Ils n'ont pas de véritable existence juridique, même s'ils sont pleinement utilisés en comptabilité ou en analyse financière. Le décret du 25 Novembre 1983 décrit les capitaux propres comme :
        • le capital
        • les primes d'émission et primes assimilées
        • le résultat de l'exercice
        • les subventions d'investissement
        • les provisions réglementées
        • les réserves
      Et les "autres fonds propres" :
        • les produits d'émission de titres participatifs
        • les avances conditionnées
      Les fonds propres sont définis comme la somme des capitaux propres et des "autres fonds propres" (par déduction). C'est pratique car la loi n'est pas exhaustive et cette notion peut donc évoluer et englober de nouvelles catégories au gré de l'évolution de la finance. (contrairement aux capitaux propres). La notion d' "autres fonds propres" peut donc englober :
        • les titres participatifs
        • les prêts participatifs (dans la loi de 78 ils sont assimilés à des fonds propres)
        • les dépôts en compte propre des associés sont parfois inclus, pour deux raisons :
          • à cause des clauses de refus de remboursement si la situation est mauvaise
          • la jurisprudence a renforcé les cas non remboursement
      Ouf ! On l'a échappé belle. La création par l'Etat de nouveaux produits pour augmenter les fonds propres des entreprises francaises a nécessité l'introduction de nouvelles catégories, les notions de capitaux propres et de dettes ne suffisant plus à les décrire, car ils relevaient à  la fois de l'endettement et des capitaux propres.
      Mais dans les années 80, avec la dérèglementation sont arrivés les "monstres" qui ont perturbé ce bel équilibre : les valeurs mobilières composées.
    II. Une complexité croissante des valeurs mobilières remet en cause la distinction entre fonds propres et endettement
    1. L’émergence de valeurs mobilières composées
    • La dérèglementation : la loi du 14 décembre 1985 autorise la création de valeurs mobilières composées. C'est la porte ouverte à la créativité financière. Auparavant les produits étaient élaborés par l'Etat, ce qui permettait de faire entrer les produits dans des catégories existantes. Se sont ainsi développés de nouveaux instruments financiers de dette ou de fonds propres.

    • Un instrument financier est
        • un instrument de fonds propres lorsqu'il impacte le Résultat Net
        • un instrument de dette financières lorsqu'il se traduit par un endettement
      Les principes comptables internationaux définissent ces deux catégories :
        • pour qu'un instrument soit un instrument de dette, il faut qu'il y ait :
          • livraison d'espèces ou d'un autre actif financier à un tiers
          • échange d'un instrument financier avec un tiers dans des conditions défavorables
        • un instrument de fonds propres est un contrat qui traduit un intérêt résiduel dans l'actif de l'entreprise.


      Ces catégories ne permettent malheureusement pas toujours de classer les instruments financiers. Les instruments problématiques les plus connus sont les Titres Subordonnés à Durée Indéterminée (TSDI). Leurs caractéristiques sont les suivantes :

        • ils ne sont remboursables qu'en cas de liquidation de l'entreprise
        • le remboursement n'intervient qu'après désintéressement de tous les autres financiers (privilégiés ou chirographaires)
        • la rémunération est révisable ou variable et peut être différée en l'absence de bénéfices distribuables
      Les deux premiers critères font qu'il n'y a pas d'obligation contractuelle à rembourser, et en font donc un instrument de fonds propres.
      MAIS si l'émetteur dégage une capacité bénéficiare suffisante, c'est une ressource financière rémunérée de facon comparable aux obligations. En termes bancaires, ils sont traités comme les emprunts obligataires. La rémunération fait donc partie des charges financières de l'entreprise et doit donc être classée comme dette financière.
      D'oú un problème...
      Il y a encore plus subtil : les TSDI repackagés (ou "synthétiques").
      Une partie du produit de l'émission est reversé à une société ad hoc (un trust) contrôlée par l'émetteur, qui place l'argent (zéro coupon). Avec cette ressource, le capital est remboursé à une certaine échéance.
      On assiste au génie de la création financière : le TSDI repackagé est un instrument de fonds propres pour l'entreprise (donc augmente ses fonds propres) et un prêt pour l'investisseur !!!
      Ou faut-il le classer ??
      On peut imaginer de nombreux exemples plus complexes :
       
       
       
      Fonds propres Dette
      Absence de droits de vote  
      X
      Durée illimitée
      X
       
      Non amortissable ou remboursable a la seule initiative et sous le contrôle de l'éméteur
      X
       
      Portant intérêt  
      X
      Rémunération payée uniquement en cas de bénéfice suffisant (ou absence de comptabilisaton de la dette au passif en cas de résultat insuffisant ou rémunération non cumulative)
      X
       
      Source : LA REVUE BANQUE, N 528, JUIN 1992
    2. Les réponses juridiques et comptables apportées et les questions en suspend
      Il est donc nécessaire de trouver un moyen de classer ces produits, et d'élaborer des règles suffisament générales pour qualifer n'importe quel nouveau instrument. L'ordre des experts comptables a défini deux critères :
          1. l'instrument n'est pas remboursable
          2. la rémunération est soumise à la condition d'un bénéfice suffisant.
      Ces deux critères permettent de classer les instruments de dette et de fonds propres ainsi :
          1 et 2 : instrument de fonds propres
          1 sans 2 : instruments d'autres fonds propres
          2 sans 1 : instrument de dettes
      Dans ce cadre les TSDI repackagés sont des dettes. Effectivement, un arrêt de 1994 les considère comme des dettes
      On s'en sort donc au niveau comptable comme au niveau fiscal (Dans quel cas tel instrument donne droit à une déduction fiscale de sa rémunération, et dans quel cas il en est exempt)
      Mais du fait du caractère hybride des instruments étudiés, certains proposent de créer une nouvelle rubriaue comptable qui consacrerait les quasi fonds propres comme intermédiaire entre les dettes financières et les fonds propres. Auquel cas on créerait une rubrique supplémentaire spécifique, située avant le résultat net dans laquelle serait inscrite la rémunération de ces instruments.
      Ce sont là des considérations juridico-comptables, mais cela ne règle en rien le problème que soulèvent ces instruments du point de vue de l'exercice du pouvoir au sein de l'entreprise. Il existe un capital virtuel, potentiel : obligations convertibles, OBSA,... Sans parler des options... Il existe donc une véritable incertitude et un véritable risque dans l'exercice du pouvoir au sein de l'entreprise.
      Ainsi, alors que Promodès, dans sa bataille qui l'opposait à Casino, alors qu'il pensait avoir course gagnée, s'est fait doubler par M. NAOURI (Rallye) grâce a l'emploi astucieux de titres hybrides [A la relecture de mes notes plus d'un an après, je me rend compte que je ne me souviens plus desquels... Il me semble qu'il s'agit de CVG et de BSA]
    Conclusion :
    De nombreux produits financiers ont conduit à rapprocher les notions de capitaux propres et de dettes. Au point qu'il a fallu étendre la notion de capitaux propres au concept plus large de fonds propres.  La dérèglementation financière a encore davantage imbriqué ces deux concepts  à priori pourtant bien distincts. ceci a conduit à définir de nouveaux critères de caractérisation des dettes et des fonds propres. Mais ces notions sont parfois si proches que certains se demandent s'il ne faut pas créer une nouvelle catégorie intermédiaire, rôle que pourraient jouer les "autres fonds propres", notion extensibe du point de vue juridique.
    Cependant ces différents normes d'une efficacité pratique indiscutable, ne changeront rien aux incertitudes introduites par différents instruments sur les frontières du pouvoir au sein de l'entreprise, que représente le capital social.
     
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