Susan Strange et l’évolution du capitalisme

François Jeulin

Susan Strange après plusieurs années de journalisme à The Economist, et The observer, enseigna les relations internationales au University College. Elle donna ensuite des cours d’économie politique internationale entre 1978 et 1988 à la London Scool of Economics, puis au European University College à Florence. Elle est actuellement professeur de politique et études internationales à l’université de Warwick et continue à donner des cours à la LSE, aux Etats-Unis, au Japon, en Italie, au Canada et en Australie.

L’analyse du monde par Susan Strange se fait à la lumière de sa définition de la puissance. Elle distingue puissance relationnelle, la plus traditionnellement étudiée par les analystes des relations internationales, et puissance structurelle. Celle-ci correspond à la possibilité qu’a un acteur d’obliger un autre à agir suivant sa volonté, par la persuasion ou la coercition. Elle correspond à la capacité de fixer les règles du jeu et prend de plus en plus d’importance. C’est cette définition de la puissance que l’on retrouve au cours de son œuvre et qui transparaît dans ses analyses des jeux de pouvoir. Elle se décompose en quatre structures fondamentales (States and Markets) : la structure de sécurité, la structure du savoir, la structure de la production et la structure financière. Ce sont ces deux dernières qui prennent de plus en plus d’importance, et dont l’évolution influence celle du capitalisme mondial. La structure du savoir est, elle, devenue centrale, le rôle de la technologie et des systèmes d’information allant croissant, mais son impact sur l’économie internationale est difficile à mesurer.

On étudiera dans un premier temps les grandes lignes du capitalisme mondial pour Susan Strange, qui insiste sur l’importance du secteur financier, l’harmonisation des différentes formes de capitalisme et la puissance américaine. Dans une seconde partie on étudiera le jeu des nouveaux acteurs non étatiques dans le capitalisme mondial auquel Susan Strange a consacré une partie de ses travaux (Rival States, Rival Firms, The retreat of the State, et ses articles)
 
 

I. Les grandes lignes du capitalisme mondial

1. L’importance du secteur financier
Le secteur financier a une importance considérable dans le capitalisme mondial. C’est pourquoi Susan Strange y consacre une partie important de ses recherches (en particulier Casino Capitalism). Les marchés financiers ont une incidence sur la vie quotidienne de tous les acteurs, financiers ou non. Ils déterminent en effet les taux d’intérêt et de change. La possibilité d’attribuer du crédit leur confère une grande puissance, et la modification des taux d’intérêt façonne la structure des entreprises et des marchés de production. La variation des taux de change influe sur la vie de tous en faisant varier les prix à l’importation et la compétitivité nationale des entreprises.

Ces marchés ont d’autant plus de pouvoir que les acteurs économiques, dont les Etats (pour lesquels ce phénomène est relativement récent), se financent énormément par emprunt. De plus leur liberté d’action et leur pouvoir est particulièrement grand depuis qu’il y a eu un transfert des risques du prêteur à l’emprunteur : c’est l’emprunteur qui assume le risque de variation des taux (ce transfert du risque est bien caractérisé par la création du LIBOR, taux d’intérêt variable interbancaire londonien).

Le danger réside dans le fait que les marchés échappent à tout contrôle. Ils ont tendance a être de plus en plus intégrés et interdépendants et échappent ainsi au contrôle de l’Etat. La réglementation doit s’aligner sur celle des Etats dominants (c’est à dire les Etats-Unis principalement) ou les moins regardants quand ils ont un certain poids. De plus, les Etats-Unis ont permis à des entreprises non bancaires d’exercer des activités bancaires Cette tendance s’est propagée aux autres pays capitalistes (devant " s’aligner "). Or ces entreprises échappent au contrôle bancaire alors qu’elles participent à la création monétaire. Le système est donc de moins en moins régulé.

Les différents chocs macro-économiques (fin de la convertibilité du Dollar, système de changes flottants, premier choc pétrolier de 1973) ont contribué à rendre les marchés instables et volatils, ce qui favorise la spéculation. L’innovation, par le biais de l’informatique et des systèmes d’information, la dérégulation, ainsi que la création de nouveaux marchés financiers (produits dérivés,...) ont eux aussi accentué la volatilité et la spéculation. Finalement les marchés financiers ressemblent de plus en plus à un vaste casino, où les spéculateurs sont des joueurs et les produits financiers les différents types de jeu.

2. Une homogénéisation des différentes formes de capitalisme
La capitalisme est présent dans un grand nombre de pays, qui sont très divers. Ils ont des cultures et des structures sociales variées, et ont à leur tête des dirigeants ayant des philosophies différentes. Susan Strange, s’opposant aux analyses des auteurs statocentristes (in C. CROUCH, Les Capitalismes en Europe), considère que les forces du marché vont conduire à une uniformisation des différents capitalismes.

En effet ils sont soumis à des facteurs transnationaux ou communs qui influent sur les résultats politiques économiques et sociaux. Le principal est l’accélération du rythme du changement technologique. Il entraîne pour les entreprises une augmentation des coûts, qui nécessite un élargissement de leurs marchés pour demeurer rentables, et donc l’élargissement à des marchés mondiaux plutôt que le marché national. Il y a ainsi une séparation entre les gouvernements nationaux et les affaires transnationales Les entreprises doivent avoir un comportement adapté à un grand nombre de gouvernements, plutôt qu’à un seul, ce qui est un facteur d’homogénéisation. Un deuxième facteur d’homogénéisation est la substitution du capital au travail dans nombre de pays capitalistes, qui conduit à des transformations sociologiques communes.

Ainsi les formes statiques de divergence sont submergées par des formes dynamiques de convergence. Les réglementations transnationales atténuent les disparités entre les pays. Et les firmes se dénationalisent : il y a une perte d’identité entre la localisation du siège social et le comportement de l’entreprise, ce qui est là encore une forme d’homogénéisation.

3. Le rôle des Etats Unis
Susan Strange s’est toujours opposée à la théorie du déclin des Etats Unis. Elle montre que les Etats Unis ont joué un grand rôle dans l’évolution du capitalisme, en particulier pour les marchés financiers (Casino Capitalism), jusqu'à aujourd’hui et que leur autorité s’est encore plus affirmée depuis.

Tout d’abord, les Etats-Unis ont poussé à la montée dans les activités bancaires d’entreprises qui ne sont pas des banques (donc une création monétaire mal contrôlée), ils ont encouragé les changement technologiques dans la finance, le développement de nouveaux marchés financiers (marchés d’options,...) et déréglementé leur système financier. Ces innovations, ont conduit à une pression sur les autres Etats pour qu’ils offrent les mêmes opportunités (pour ne pas être dépassés). La structure et le fonctionnement des marchés financiers actuels a donc été façonné par les Etats Unis.

Les Etats Unis restent un acteur majeur du capitalisme mondial (States and Markets). Etant le plus gros acteur sur les marchés monétaires, ils déterminent la politique monétaire mondiale. On l’a constaté à plusieurs reprises : les autres Etats sont contraints de suivre les taux américains, que cela soit conforme ou non à leur intérêt. Représentant le plus gros marché de consommation mondial, l’accès à celui-ci est aussi bien souvent vital pour les entreprises transnationales. Elles doivent donc se soumettre aux exigences de la législation américaine. Les Etats-Unis peuvent donc ainsi fixer les règles, aussi bien dans la sphère financière que dans celle de la production. Ils ont un fort pouvoir réglementaire : pour les normes comptables, la réglementation des produits alimentaires et pharmaceutiques... Nombre de grandes entreprises ou de grands patrons sont ainsi soumis à la loi américaine.
 
 

II. Les nouveaux acteurs non étatiques du capitalisme mondial

Le fait que les Etats-Nation aient perdu de leur autonomie face à la mondialisation de l’économie n’est pas vraiment sujet à controverse. Susan Strange analyse la montée en puissance de nouveaux acteurs dans le monde actuel (The Retreat of the State) : les mafias (qui ne concernent pas directement le sujet), les assurances et les grandes compagnies d’expertise comptable (les " Big Six "), les bureaucraties internationales constituées par les organisations intergouvernementales, et les firmes multinationales (Rival States, Rival Firms).

1. Les grandes organisations intergouvernementales
Les grandes organisations intergouvernementales, telles que le FMI ou la banque mondiale, ont une influence sur le système capitaliste mondial. Pour Susan Strange, elles vivent en symbiose avec les grands Etats puissants, dont finalement elles sont en quelque sorte le bras armé (en particulier pour les Etats Unis), et sont les ennemis des petits pays. Elles leur imposent des règles que les grands Etats ne respectent pas eux-mêmes (comme l’équilibre budgétaire) par le biais de politiques d’ajustement structurel et ont pour objectif essentiel la préservation du système en place. Elles assurent la légitimité des régimes de marché c’est à dire du système financier international, du système d’échanges internationaux, et du système d’investissement international.
2. Les assurances et les gestionnaires de risque
L’activité économique dans notre système capitaliste implique énormément de risques, que l’on cherche donc à assurer. Pendant longtemps les compagnies d’assurance étrangères ont été exclues des marchés nationaux, mais la déréglementation a permis le développement d’un marché mondial. Les compagnies d’assurance et de gestion de risque se sont regroupées en de grosses compagnies transnationales.

Pour Susan Strange ce qui est important c’est que les Etats, qui ont longtemps eu un rôle d’assurance contre les risques (chômage, activités d’export,...), en particulier les risques les plus grands, transfèrent de plus en plus de domaines à l’assurance privée, et donc de plus en plus de responsabilités. Pour elle, ces entreprises ont de plus en plus de pouvoir dans l’économie : elles décident de ce qui est assurable et à quel prix. Elles ont donc une grande influence sur les acteurs économiques, dans le choix de leurs activités et la façon de la gérer. Elles ont donc une autorité de plus en plus grande dans le système capitaliste.

3. Les " Big Six "
Les grandes entreprises d’expertise comptable faisant partie des Big Six, ont également une autorité très importante. Leur chiffre d’affaire s’élève en 1996 à 30 milliards de dollars, ce qui dépasse le PIB de nombreux petits pays, et elles croissent d’environ 25% par an. Elles ont un rôle central dans la structure économique et financière mondiale. En effet, non seulement elles auditent la très grande majorité des entreprises multinationales, mais elles proposent également des services de conseil en stratégie, en organisation et du conseil juridique et fiscal. Elles ont ainsi initié et dirigé de nombreuses fusions entre entreprises multinationales de poids. Leur influence sur le paysage économique (organisation des acteurs, regroupements,...) est donc très grande.

Ces entreprises se sont développées en suivant leur clients lors de leur internationalisation, puis se sont concentrées, plus pour des raisons de notoriété que d’économies d’échelle, pour donner les Big Six. Leur influence tient en partie à la montée en puissance des investisseurs institutionnels qui ont une forte aversion au risque et donc privilégient les firmes auditées et conseillées par les entreprises des Big Six.

4. Les Firmes multinationales
Les multinationales, elles, parviennent aussi à échapper au contrôle des Etats-Nation. Susan Strange leur consacre de nombreux développement (en particulier Rival States, Rival Firms, ainsi que l’article States, Firms and Diplomacy). Elles ont contribué à changer la nature de la compétition entre Etats ainsi que leurs modes de fonctionnement.

Contrairement à l’idée selon laquelle la globalisation serait le fait des institutions intergouvernementales et des Etats eux-mêmes, qui auraient décidé de mettre en place une économie mondiale ouverte, c’est le commerce international qui été la courroie de transmission entre l’économie de marché planétaire et le système étatique. Ce sont les décisions des entreprises, et non pas de gouvernements, qui ont conduit aux changements majeurs dans le capitalisme mondial.

De tels changements ont affaibli incontestablement le contrôle des Etats sur l’économie nationale et la société. Ce tournant n’est pas pour autant du à une conversion de nombreux Etats à l’économie libérale dérégulée, ni aux pressions de la banque mondiale ou du FMI par le biais de politiques d’ajustement structurel. Ce sont le succès des tigres asiatiques, la conscience du niveau de vie des pays de l’OCDE et les appétits d’une classe moyenne en pleine croissante qui font pression sur de nombreux gouvernements pour rejoindre la compétition mondiale.

Cela permet de comprendre le discrédit jeté sur les hommes politiques, dont l’opinion publique juge, à juste titre, qu’ils n’ont plus que peu de pouvoir dans les décisions. Le contrôle des taux d’intérêts et de la balance des paiements leur échappent déjà et les politiques de concurrence concernant par exemple les droits de propriété ou les services financiers protégés devront se conformer aux standards imposés de l’extérieur par les entreprises transnationales.

5. Un nouveau type de diplomatie
Ce transfert de pouvoir aux marchés a conduit à une nouvelle diplomatie, de type triangulaire : les gouvernements négocient toujours entre eux, mais ont vu apparaître un nouvel acteur : les multinationales. Il se noue des relations diplomatiques entre les Etats et les firmes et entre les firmes elles-mêmes.

L’entreprise est dépendante du bon vouloir de l’Etat pour pouvoir exploiter le marché national. A l’inverse, la compétition internationale pousse les Etats à se battre pour des parts du marché mondial. Pour cela ils doivent négocier avec les entreprises pour qu’elles établissent leurs opérations sur le territoire national. Car ce sont les entreprises qui créent la valeur ajoutée, que les Etats voudraient voir produite sur leur territoire national. Ce sont là les enjeux de la diplomatie entre Etats et multinationales. Les résultats de ces négociations peuvent prendre différentes formes, du franchisage à l’octroi de licences, en passant par la sous-traitance et les alliances stratégiques en recherche et développement ou l’octroi de primes à l’installation et de baisse des taxes. On assiste ainsi à de véritables partenariat entre Etats et entreprises, comme on pouvait en voir entre Etats.

Les entreprises, ainsi élevées à un rang diplomatique, exercent aussi cette activité entre elles. Elles négocient et parviennent parfois à des alliances ou des partenariats. Chaque partie apporte à l’autre ce dont elle a besoin, de façon à augmenter leur chances de succès dans la compétition mondiale. Le capitalisme moderne, de par la concurrence internationale exacerbée qu’il induit, les pousse, même lorsqu’elles sont en concurrence, à rechercher des accords et des alliances.
 
 

Conclusion :

Le capitalisme n’est pas ce qu’il prétend être. La libre compétition n’est souvent rien d’autre qu’une rhétorique, voire un faux semblant (The Retreat of the State). Dans de nombreux domaines les entreprises sont organisées en cartels plus ou moins déguisés (ceci étant encore plus favorisé par les nouvelles technologies de l’information). De plus, bien souvent, ce sont les marchés financiers ou les grandes entreprises (firmes multinationales, Big Six,...) qui fixent les règles (puissance structurelle). Ceci est nuisible au bon fonctionnement du capitalisme qui a besoin d’être régulé. Or le capitalisme est de plus en plus un capitalisme de casino, particulièrement instable et dont les acteurs financiers se comportent plus comme des parieurs que des investisseurs rationnels.

Pour permettre un retour à des règles de marché plus saines, Susan Strange n’entrevoit que deux possibilités (Rival States, Rival Firms) : la première réside dans la prise de conscience des Etats Unis de leurs responsabilités en tant qu’acteur majeur du capitalisme. Plutôt que d’exercer leur hégémonie à court terme, dans leur intérêt propre, ils pourrait grâce aux moyens dont ils disposent (décris supra) réglementer les marchés mondiaux (en réglementant le leur) et stabiliser la finance internationale. La deuxième hypothèse, moins probable, serait une véritable alliance du Japon et de l’Europe, cette dernière disposant d’un marché de taille équivalente à celui des Etats Unis et le Japon des entreprises de taille comparables aux entreprises américaines. Cet ensemble disposerait des mêmes moyens de puissance structurelle que les Etats Unis.
 
 

Bibliographie :

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